La médecine personnalisée s’invente aussi en Suisse

La médecine personnalisée s’invente aussi en Suisse

Article de fond
Édition
2023/45
DOI:
https://doi.org/10.4414/bms.2023.1267372560
Bull Med Suisses. 2023;104(45):12-14

Publié le 17.11.2023

Recherche
Bien établie en oncologie, la médecine personnalisée se développe à présent dans d’autres domaines, notamment en pharmacologie. Tour d’horizon des espoirs et défis des recherches menées en Suisse.
La médecine personnalisée n’est plus l’avenir – c’est le présent. Entre 25% et 40% des produits thérapeutiques approuvés par la Food and Drug Administration (FDA) aux États-Unis depuis 2015 fait référence à des biomarqueurs, selon la Personalized Medicine Coalition [1]. Pionnière du mouvement, l’oncologie reste dominante mais commence à faire de la place aux autres domaines: neuf des dix-sept traitements personnalisés approuvés en 2021 agissent contre le cancer, les huit autres contre le sida, l’anémie, la dermatite et cinq maladies rares.
En oncologie, les nouveaux médicaments se rajoutent à un arsenal varié, de l’ablation chirurgicale à la radiothérapie, chimiothérapie ou encore immunothérapie. Un des enjeux de la recherche clinique est de déterminer quel traitement utiliser, quand et pour qui. Les lignes directrices [2] comprennent des flowcharts complexes mélangeant tests biomoléculaires (l’expression d’antigènes précis) et une heuristique issue de l’épidémiologie clinique (telle que l’âge du patient).

Prof. Dre méd. Solange Peters

Oncologue

«Nous avons déjà exploité la plupart des ‘low hanging fruits’, à savoir les cibles thérapeutiques les plus faciles à trouver.»

Près des deux tiers des personnes ayant un cancer sont encore en vie cinq années après le diagnostic. L’autre tiers, lui, devra pouvoir bénéficier des avancées scientifiques. «Nous avons besoin de nouvelles cibles thérapeutiques, déclare Solange Peters, cheffe du Service d’oncologie médicale du Centre hospitalier universitaire vaudois (CHUV) à Lausanne. Nous avons déjà exploité la plupart des ‘low hanging fruits’, à savoir les cibles thérapeutiques les plus faciles à trouver. Les cas contre-intuitifs, tels que des personnes non fumeuses atteintes d’un cancer des poumons, avaient permis de mettre à jour des associations avec certains gènes et ainsi trouvé des biomarqueurs importants. Il nous faut désormais identifier des altérations génétiques plus rares.»

Apprendre des échecs thérapeutiques

La médecine personnalisée est devenue victime de son succès: les nouvelles cibles sont de plus en plus précises et concernent des populations de plus en plus restreintes. La recherche travaille souvent avec des cohortes de petites tailles, par exemple d’une cinquantaine de personnes, avec lesquelles il est difficile de trouver des associations et de démonter des effets de causalité.
Pour la spécialiste du CHUV, les cas de personnes ne répondant pas bien aux traitements ont été souvent oubliés par la médecine fondée sur les preuves et représentent un potentiel pour la recherche. Également en immunothérapie, qui «jusqu’à présent a un peu ignoré les personnes aux extrêmes: celles qui ne réagissent pas au traitement, et celles qui au contraire y répondent très bien. S’y intéresser peut ouvrir de nouvelles pistes pour mieux comprendre les mécanismes en jeu. Il s’agirait par exemple de caractériser plus finement les patients par des profils génétiques, immunitaires ou encore du microbiome. L’espoir est de mieux prévoir leur réponse aux options thérapeutiques et, le cas échéant, d’éviter une thérapie onéreuse vouée à l’échec. Une autre question importante est de comprendre pourquoi de nombreux traitements arrêtent de fonctionner après neuf mois ou neuf ans.»

Évaluer in vitro les thérapies

Les nouvelles approches thérapeutiques émergeront d’une part de l’analyse des données épidémiologiques et cliniques, d’autre part de la recherche fondamentale. Celle-ci bénéficie depuis quelques années de programmes dédiés, comme l’axe stratégique «Santé personnalisée et technologies associées» du Conseil des Écoles polytechniques Fédérales (EPF). Cette initiative a alloué depuis 2017 environ cent millions de francs à plus de 130 projets, explique son directeur médical François Curtin, qui privilégie le terme de «médecine de précision». «Nous venons en complément du Swiss Personalized Health Network: ce dernier développe les infrastructures pour échanger les données biomédicales utiles à la recherche, et nous rendons possibles les innovations capables de générer ces données.»

«Jusqu’à présent on a un peu ignoré les personnes aux extrêmes: celles qui ne réagissent pas au traitement, et celles qui au contraire y répondent très bien.»

Certains projets mettent en place des plateformes d’analyse génomique, protéomique et métabolomique. D’autres développent des approches d’apprentissage automatique pour l’analyse de grandes quantités de données, par exemple afin de détecter précocement les cas d’infection aux soins intensifs ou de faire des prédictions sur l’évolution de la sclérose en plaques. Une collaboration entre l’Institut Paul Scherrer, l’ETH Zurich et l’Hôpital universitaire de Bâle va tester [3] une nouvelle molécule de radiothérapie ciblée qui émet des radiations de manière très locale afin de n’endommager que les cellules tumorales, sans toucher les tissus sains environnants. Un projet de l’ETH Zurich et de l’Hôpital universitaire de Zurich veut déterminer in vitro le meilleur traitement contre la leucémie myéloïde aigue, un cancer des cellules sanguines. Il utilise une approche appelée pharmacoscopie [4], qui mélange visualisation des cellules et apprentissage automatique, et l’évaluera dans un essai clinique de phase II.
«Un défi consiste à sélectionner les projets, commente François Curtin. Les pistes intéressantes sont nombreuses et nous avons voulu donner la priorité aux projets ayant un potentiel clinique à courte échéance. Une bonne moitié de nos projets font ou devraient faire l’objet d’essais cliniques – jusqu’à 20% de leur budget peut être alloués pour une collaboration avec un centre hospitalier.»
L’initiative court jusqu’en 2024, mais François Curtin dit ne pas craindre l’avenir: «Je suis convaincu que d’autres financements suivront. La médecine de précision a un rôle fondamental à jouer pour sortir des schémas thérapeutiques hérités du XXe siècle. On ne peut pas tirer la prise aujourd’hui et arrêter cette dynamique.»

Médicaments: tester avant de prescrire

Si la génétique a mis au jour la diversité des cancers, elle révèle également les réactions variables de notre corps face à la maladie ou lors d’une thérapie. La pharmacogénomique a montré de très grandes différences dans la manière dont l’organisme absorbe, métabolise et élimine les médicaments. En génotypant les personnes plutôt que la maladie, cette approche a pu montrer le rôle central joué par une famille d’enzymes, les cytochromes P450, contribuant à métaboliser plus de 80% des médicaments connus, explique Caroline Samer, médecin-cheffe du Service de pharmacologie et toxicologie cliniques des Hôpitaux universitaires de Genève (HUG): «Lorsque des enzymes d’élimination ne fonctionnent pas bien, le médicament s’accumule jusqu’à éventuellement devenir toxique. Dans le cas contraire, une élimination trop importante peut diminuer, voire annuler, l’effet du médicament.»
Un cas célèbre est celui de la codéine, un opiacé utilisé contre la douleur et pour calmer la toux. Son effet dépend fortement du gène CYP2D6, responsable de la production d’un enzyme P450. Un métabolisme standard transforme la codéine en morphine, qui peut déployer son action. Mais environ une personne sur dix n’exprime pas l’enzyme et ne réagit aucunement à la codéine. À l’opposé, les métaboliseurs rapides transforment une quantité trop importante de codéine en morphine et peuvent subir des effets secondaires majeurs (des décès ont été documentés chez les enfants). La prévalence de cette population varie fortement, d’environ 2% chez les populations de Scandinavie à 30% pour celles de la Corne de l’Afrique. «On peut faire un test de routine avant de prescrire la codéine, comme aux HUG, mais ce n’est pas obligatoire en Suisse et encore peu connu. Il faudrait mieux intégrer ces connaissances dans les formations et les documentations, notamment le Compendium des médicaments», opine la spécialiste.

Si la génétique a mis au jour la diversité des cancers, elle révèle également les réactions variables de notre corps face à la maladie ou lors d’une thérapie.

Notre métabolisme ne dépend pas uniquement de la génétique mais également de l’environnement, de l’alimentation ou encore de la consommation de tabac. L’équipe des HUG a développé une méthode pour mesurer l’activité métabolique – appelée le «Geneva Cocktail» – qui renseigne sur la manière dont la majorité de médicaments sont transformés dans le corps. Elle peut constituer une première étape dans le profilage, un métabolisme anormal sans facteur environnemental suggérant une cause génétique à investiguer plus en détail. Des travaux à grande échelle ont commencé à démontrer l’intérêt d’un tel profilage, à l’instar de l’étude PREPARE [5] qui a relevé en 2023 une réduction de 28% à 21% du taux d’effets secondaires.

L’industrie verticalise

La médecine personnalisée permet une segmentation du marché, c’est-à-dire de proposer des produits différenciés à des sous-groupes – une approche commerciale qui peut être utile pour augmenter les ventes. Mais les grands groupes de population sont plus attrayants sur le plan économique, commente Jean-Marc Häusler, directeur médical de Roche Pharma (Switzerland): «Notre stratégie en santé personnalisée consiste à développer nos solutions thérapeutiques de manière verticale: il s’agit d’intégrer les outils de diagnostic, les traitements et les données cliniques. L’espoir est de réduire les coûts en utilisant les médicaments uniquement pour les personnes qui en retirent un bénéfice.»
Pour Jean-Marc Häusler, la recherche a notamment besoin d’un meilleur accès aux données cliniques. «En Suisse, seuls 2% des données sont disponibles. Contrairement aux entreprises du marché du numérique, Roche ne s’intéresse pas aux informations liées aux individus, mais seulement aux données scientifiques agrégées.» L’entreprise bâloise participera ainsi au programme Digisanté de l’OFSP, qui vise à soutenir la transformation numérique du système de santé helvétique.

La médecine personnalisée permet une segmentation du marché, c’est-à-dire de proposer des produits différenciés à des sous-groupes.

Assurer un accès équitable

Reste une question encore peu abordée: l’équité d’accès aux traitements expérimentaux issus de la recherche. Une personne prise en charge dans un grand hôpital universitaire serait-elle favorisée par rapport à une autre suivie par un oncologue dans une petite ville? «C’est probablement le cas, évalue Solange Peters du CHUV. Mon conseil serait donc de demander à son médecin s’il est bien intégré dans un réseau d’oncologie moléculaire.»
Le Réseau romand d’oncologie [6] organise par exemple chaque vendredi un tumor board moléculaire pour discuter de patients n’ayant pas répondu aux traitements standards. Les oncologues installés en ville y participent en nombre, selon Solange Peters. «Le but est de proposer de nouvelles pistes thérapeutiques, comme des médicaments en usage off-label. C’est une approche compassionnelle ainsi qu’une forme de recherche personnalisée. Elle nécessite un effort important et n’aboutit pas toujours, malheureusement. Elle se heurte aussi à la question du remboursement: l’assurance-maladie du patient évalue si le traitement proposé est efficace, et décide si et à quelle hauteur il sera remboursé.»