Détecter le burn-out grâce à l’IA

Savoir
Édition
2023/22
DOI:
https://doi.org/10.4414/bms.2023.21737
Bull Med Suisses. 2023;104(22):78-79

Publié le 31.05.2023

Innovation Dépression ou burn-out? Il n’est pas toujours facile de distinguer l’une de l’autre. Une intelligence artificielle pourrait-elle aider à poser le bon diagnostic clinique? C’est le pari d’une équipe de recherche menée par Mascha Kurpicz-Briki. Des voix se disent toutefois sceptiques.
Mascha Kurpicz-Briki, vous êtes professeure en ingénierie des données à la Haute école spécialisée bernoise et avez dirigé entre 2021 et 2022 la phase initiale du projet BurnoutWords, soutenu par le Fonds national suisse (FNS). Quel a été le point de départ de votre recherche?
Je co-dirige un groupe de recherche Applied machine intelligence, où nous développons de la technologie, surtout dans le domaine social et de la santé. Nous travaillons aussi à réduire les biais dans les programmes d’intelligence artificielle (IA). Dans le domaine de la détection du burn-out, en psychologie clinique, la littérature spécialisée relève que la procédure des questionnaires traditionnels basés sur des questions plutôt fermées (à choix multiples, ndlr) est parfois remise en cause, même si elle a fait ses preuves. Sur le long terme, notre recherche vise à proposer de nouvelles formes de questionnaires avec des questions plus ouvertes, ce qui permettra d’extraire des informations supplémentaires.
Cela signifie-t-il que les questionnaires actuels sont lacunaires?
Les questions ouvertes se pratiquent déjà sous forme d’entretiens par exemple, entre spécialiste et patient, mais transcrire ces entretiens et les évaluer avec méthode prend beaucoup de temps. C’est pour cela que nous pensons qu’il y a un fort potentiel avec le traitement automatique du langage (Natural Language Processing, NLP) dans un domaine qui ne profite pas encore de tout ce que peut apporter la numérisation.
En quoi votre démarche est-elle originale?
Il s’agit d’associer les technologies innovantes issues de la linguistique informatique aux outils existants de la psychologie clinique. Il existe déjà des travaux préalables de ce type et des premiers essais sur la détection de la dépression ou des troubles anxieux, par exemple, mais surtout sur des textes en anglais. Nos premiers tests sont très novateurs parce qu’ils se concentrent spécifiquement sur le burn-out, et sur des textes en allemand et en français.
Quelles sont les prochaines étapes sur le plan de la recherche?
Grâce à l’apprentissage automatique, nous avons pu clairement différencier un groupe de personnes supposées être touchées par le burn-out d’un groupe de contrôle. Nous préparons actuellement un projet supplémentaire, qui serve de validation avec une étude approfondie, en particulier sur des textes en allemand et en français, et nous sommes en train de définir des questions bien précises à évaluer. Nous discutons aussi avec des partenaires dans le domaine clinique et de la psychothérapie pour mieux comprendre leurs besoins. Nous n’avons pour le moment pas encore d’outil clinique que nous pourrions leur proposer directement, mais cherchons à déterminer sous quelle forme il serait utile et acceptable pour eux (voir encadré).

Qu’en pensent les psychiatres?

«L’étude présente à mon avis des aspects intéressants», estime le Professeur Erich Seifritz, médecin à la Clinique psychiatrique universitaire de Zurich, membre du comité de la Société suisse de psychiatrie (SSPP) et représentant de la psychiatrie universitaire. Il relève néanmoins plusieurs aspects qui doivent être réglés. Tout d’abord, «le problème fondamental de cette étude» reste celui de l’absence de standard de référence pour le diagnostic du burn-out. «Le burn-out n’est pas un diagnostic médical interne ni un diagnostic psychiatrique. Il est actuellement défini à l’aide d’échelles courantes, notamment celle de Maslach. La question est donc de savoir sur la base de quel standard les auteurs valident leur algorithme d’apprentissage automatique.» En l’absence de référence standard, rien ne permet «de comparer la validité de la méthode du questionnaire standard et de l’algorithme de machine learning». Erich Seifritz signale aussi des problèmes au niveau de l’input et du traitement des données: en l’état actuel, «le projet montre en fait uniquement que les posts contenant le terme de burn-out peuvent être séparés de manière statistiquement significative par rapport à deux groupes de contrôle», soit un groupe «neutre» et un autre avec des posts contenant le terme de dépression. «Même s’il s’agissait de regroupements psychiatriques pertinents, ce qui n’est pas le cas à mon avis, l’imprécision statistique serait trop grande pour pouvoir établir un diagnostic psychiatrique pour un cas précis.» Au niveau de l’output, il «doute que l’approche méthodologique actuelle puisse fournir des informations utiles sur le plan médical. L’étude n’a pas identifié de personnes souffrant d’un syndrome de burn-out diagnostiqué de manière standardisée. Si tant est qu’il y en ait un, le burn-out n’est pas un autodiagnostic mais un état psychique ou médical qui doit être constaté par un médecin.» Il est encore plus catégorique quant à l’utilité d’un tel outil de diagnostic basé sur l’IA comme indication complémentaire pour les psychiatres et psychothérapeutes: «Je n’y crois absolument pas, car dans ce projet le concept même de burn-out n’est pas valable. Et surtout, je ne pense pas qu’il soit crédible comme outil de diagnostic différentiel avec la dépression.»
Comment cet outil fonctionnera-t-il concrètement?
Il permettra de compenser certaines limites des questionnaires standards: il arrive en effet que les patients donnent de fausses réponses, soient dans une attitude défensive ou de déni, choisissent les réponses extrêmes ou celles qui leur semblent les plus convenables socialement. Le traitement automatique du langage offrira une solution pour analyser rapidement les textes recueillis sur la base de questions plus ouvertes et d’entretiens, les évaluer et détecter les signes de burn-out, mais aussi d’extraire des informations supplémentaires utiles aux praticiens sur d’autres syndromes.
Les patients en burn-out peuvent donner des fausses réponses.
© Jacqueline Day / Unsplash
Quelles sont les difficultés liées au développement d’un tel outil?
D’un point de vue médical, il est parfois difficile de distinguer un burn-out d’une dépression. Parmi les différents symptômes et leurs variantes, nous discutons desquels sont les plus utiles à identifier pour la pratique clinique. Concernant l’IA, nous travaillons de manière intensive sur les problèmes de biais et de risques de discrimination. Avec le NLP, il n’existe pas vraiment de solution magique pour les éviter, parce qu’on retrouve en général dans les données recueillies les stéréotypes (re)produits en société. Un autre problème concerne les données anonymisées: nous n’avons alors pas les moyens de vérifier que tous les groupes de la société sont représentés. Comme nous avons besoin d’une grande quantité de données, nous avons commencé à constituer une collection élargie de données cliniques, avec des textes en français et en allemand. Nous pouvons ainsi mieux nous rapprocher de la réalité des institutions de santé en Suisse et ensuite mener des projets en collaboration directe avec plusieurs partenaires.
Vous soulignez que l’IA ne remplacera pas une consultation, ni les spécialistes…
Nous observons toutes ces technologies avec leurs limites et les biais inhérents. Je les vois plutôt comme un outil qui donne des indications après traitement des questionnaires, mais qui sont à considérer à côté de l’entretien clinique avec le patient. Il s’agit donc d’une indication parmi d’autres. Sur le long terme, l’outil que nous proposerons aura pour but d’offrir des informations supplémentaires par rapport aux questionnaires traditionnels. L’idée est clairement d’avoir une «intelligence augmentée», un instrument en plus, qui aide les spécialistes dans leurs tâches quotidiennes. L’humain doit rester au centre.
Ce genre d’outil pourrait-il être étendu à d’autres spécialités?
Oui, je suis confiante dans le fait que ce type de méthode pourrait aussi être utilisé dans les diagnostics en psychiatrie et en psychothérapie. Partout où le langage parlé et écrit joue un rôle important.
Prof. Dre Mascha Kurpicz-Briki
Professeure en ingénierie des données à la Haute école spécialisée bernoise (BFH)

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