La numérisation du point de vue du médecin (2e partie)

FMH
Édition
2018/48
DOI:
https://doi.org/10.4414/bms.2018.17377
Bull Med Suisses. 2018;99(48):1686-1689

Affiliations
a collaborateur scientifique, division Numérisation / eHealth, FMH; b Dr rer. biol. hum, chef de la division Numérisation / eHealth, FMH;
c Dr oec. publ. & BA of Arts in Design, direction de Lumina Health; d dipl. psych., conseiller scientifique indépendant, statistiques et gestion des données

Publié le 28.11.2018

La FMH et KPMG ont mené une étude conjointe pour analyser le comportement du corps médical suisse face à la numérisation et à l’offre de services numériques de santé [1]. La première partie publiée de l’étude a permis de montrer que le corps médical est de manière générale favorable aux services numériques de santé. Les médecins qui les intègrent dans leur quotidien professionnel les utilisent surtout dans les domaines de l’administration, de la communication et de l’information, mais aussi en tant que soutien pour les traitements. Pourtant, il est fréquent que ces services numériques ne soient pas encore embarqués dans les processus des cabinets faute d’incitatifs et de standards pour une ­utilisation intégrée des données. La majorité des personnes interrogées se montrent également critiques face aux téléconsultations. La forte corrélation de plusieurs résultats (qui dépendent davantage de l’âge que du secteur d’activité, p. ex.) et le fait que les valeurs moyennes ne reflètent pas suffisamment les multiples facettes de la réalité [2] constituent une limitation de cette étude. Pour y remédier, une deuxième étape a été consacrée à une analyse de cluster afin d’identifier des groupes homogènes de médecins ayant répondu de manière similaire.

Méthodes

Un regroupement hiérarchique (méthode de Ward) des données collectées a d’abord été établi dans le but de classifier les réponses selon une typologie reposant le moins possible sur des hypothèses. Ensuite, une analyse discriminante a permis de vérifier la stabilité de la séparation entre les sous-groupes et d’examiner la précision prédictive des groupes identifiés par l’analyse de cluster. Enfin, la stabilité de cette précision prédictive a été testée par une validation croisée1.

Résultats

Six groupes homogènes ont été identifiés, qui se distinguent par leur mode de réponse et présentent des variables sociodémographiques différentes (fig. 1).
Figure 1: Variables sociodémographiques des groupes de cluster (sans le groupe 1).
Le groupe 1 (n = 438, 9,6%) se distingue par un nombre important de données manquantes. Les réponses de ce groupe ne seront pas approfondies. En revanche, l’identification d’un groupe avec beaucoup de données manquantes permet de préciser les affirmations concernant les autres groupes.
Le groupe 2 (n = 202, 4,4%) et le groupe 3 (n = 1346, 29,5%) représentent un corps médical souvent plus âgé exerçant la médecine de premier recours en ambulatoire. En comparaison, le groupe 2 réunit la plus grande part de médecins de Zurich (25%).
Le groupe 4 (n = 1116, 24,4%) et le groupe 5 (n = 514, 11,2%) se caractérisent par un corps médical plus jeune exerçant en plus grande partie dans le secteur hospitalier. Le groupe 5 se distingue par ailleurs par une part élevée de médecins de la région lémanique (24%).
Comparé aux groupes 4 et 5, le groupe 6 (n = 954, 20,9%) représente un corps médical exerçant davantage en ambulatoire et davantage en médecine de premier recours. Par rapport aux groupes 2 et 3, le groupe 6 se distingue par une part importante de cabinets de groupe et de médecins hospitaliers.

Attitude générale et intégration des services numériques de santé

Par rapport aux groupes 4 à 6, les groupes 2 et 3 font preuve de scepticisme pour les services numériques de santé2. En effet, ils ne les intègrent que rarement dans leur quotidien au cabinet (groupe 2: 3%, groupe 3: 11%) et indiquent être rarement interpellés par leurs patients à ce sujet. Dans le groupe 2, seuls 4% des médecins déclarent que la qualité des données recueillies via les services numériques de santé est plutôt ou très positive. Dans les groupes 2 et 3, ils sont moins de 15% à recommander occasionnellement ou souvent l’utilisation de ces services.
Les groupes 4 à 6 se distinguent par un faible scepticisme quant aux services numériques de santé, le groupe 5 fait même preuve à 99% d’une attitude plutôt positive ou très positive face aux services numériques de santé. Les personnes interrogées du groupe 5 recommandent plus souvent ces services à leurs patients (73%) que celles des groupes 4 et 6 et s’attendent plus souvent à un changement de leurs tâches (72%). Près des trois quarts d’entre elles intègrent de tels services dans leur quotidien professionnel au cabinet (72%)3. Comparé au groupe 6, le groupe 4 se distingue par un ensemble de médecins qui déclarent à 98% être rarement ou jamais interpellés par leurs patients sur les services numériques de santé. De plus, les personnes du groupe 4 déclarent plus rarement intégrer de tels services «occasionnellement ou souvent» dans leur quotidien professionnel au cabinet que celles du groupe 6 (9% contre 71%).
Figure 2: Classement des réponses par groupe de cluster (sans le groupe 1).

Avantages

Plus de 90% des personnes interrogées du groupe 2 déclarent être sceptiques ou très sceptiques au sujet des avantages que les services numériques de santé pourraient apporter pour le soutien administratif, les téléconsultations, les changements de comportement ou l’information aux patients. Inversement, la moitié des médecins du groupe 3 estiment que les avantages de ces services sont plutôt positifs ou très positifs, à l’exception des téléconsultations (15%).
Les groupes 4 à 6 évaluent les avantages de ces services de manière plus positive que les groupes 2 et 3. Plus de 95% des personnes interrogées du groupe 5 déclarent que les avantages pour le soutien administratif, les changements de comportement et l’information aux patients sont plutôt positifs ou très positifs. Comparé aux groupes 4 et 6, les médecins du groupe 5 évaluent de manière nettement plus positive les avantages pour les consultations (85% contre 32%).

Inquiétudes et obstacles

Le groupe 2 répond le plus souvent par oui aux questions concernant les réserves vis-à-vis des services ­numériques de santé. 82% redoutent que la gestion des informations puisse conduire à des erreurs d’inter­prétation. 72% partagent l’inquiétude que les patients consultent trop rarement ou trop souvent leur médecin en raison des services numériques de santé. 68% répondent que ces services n’offrent majoritairement ­aucune information valable. Dans tous les groupes, une faible part des médecins interrogés expriment leur inquiétude quant à la protection des données (21–33%) ou à une charge de travail augmentée par ces services numériques (2–17%)4.
S’agissant de l’emploi des services numériques dans les institutions de santé, le manque de possibilités techniques est plus souvent considéré comme un obstacle par les médecins du groupe 2 (35%) que par ceux des autres groupes (12–21%). De plus, la prise en compte tari­faire insuffisante des services numériques de santé constitue un obstacle plus important pour les groupes 2 et 3 que pour les groupes 4 à 6. Inversement, deux tiers environ des personnes interrogées des groupes 4 à 6 voient les conditions-cadres politiques comme un obstacle alors qu’elles sont un peu plus de la moitié dans les groupes 2 et 3 à partager cet avis. Dans tous les groupes, l’absence de standards et d’interopérabilité entre les systèmes (et son propre système) est considérée par une majorité comme un obstacle à l’utilisation des services numériques de santé (56–65%).

Inciter à la numérisation

Les médecins du groupe 2 indiquent le plus souvent que les avantages supplémentaires générés pour les patients sont un incitatif (46%) pour numériser leur institution de santé. Par rapport aux groupes 4 à 6 (plus de 70%), les personnes du groupe 2 (31%) et du groupe 3 (62%) considèrent plus rarement que la pression de la concurrence est un incitatif pour la numérisation de leur institution.
Par ailleurs, les médecins du groupe 5 déclarent plus souvent que les personnes interrogées des groupes 4 et 6 qu’une tarification appropriée (22%) et des obli­gations légales (68%) constituent un incitatif pour la numérisation.

Discussion

La comparaison entre les groupes montre que les groupes 2 et 3 avec une part importante de médecins de premier recours et de spécialistes plus âgés exerçant en ambulatoire font état de réserves importantes face aux services numériques de santé. Le baromètre suisse de la cybersanté 2018 arrive à des résultats similaires pour ce qui concerne le dossier électronique du patient: 71% des médecins hospitaliers contre seulement 53% des médecins installés émettent un avis positif sur le dossier électronique du patient [3].
En revanche, l’analyse de cluster met aussi en relief le fait que les médecins qui exercent en ambulatoire ne sont pas totalement sceptiques quant aux services numé­riques de santé, car les trois quarts du groupe 6, composé d’une part importante de jeunes médecins, se déclarent positifs.
Une étude américaine menée de 2009 à 2013 [4] sur l’avancée de la numérisation chez les médecins ambulatoires a déjà relevé que les jeunes médecins ont une attitude plus positive vis-à-vis des applications numériques que leurs collègues plus âgés. Par contre, une étude réalisée sur l’utilisation de l’informatique dans les cabinets en Suisse (étude SISA)5 auprès de 685 médecins ambulatoires rappelle que l’âge n’est pas la seule explication d’une attitude positive. D’autres facteurs comme la discipline ou la taille du cabinet ont un impact beaucoup plus important lorsqu’il s’agit de numériser les processus au cabinet [5], ce qui expliquerait aussi la part plus importante de cabinets de groupe dans les groupes 4 à 6 affichant une attitude positive face aux services numériques.

Avantages avérés pour les patients

L’analyse du groupe émettant le plus de réserves (groupe 2) montre que la majorité des médecins qui le composent remettent en question les avantages des services numériques qu’ils connaissent. Il n’est donc pas surprenant qu’ils préfèrent attendre que les avantages pour les patients augmentent à leurs yeux avant de numériser leur institution de santé. Par ailleurs, les médecins installés en cabinet pointent du doigt le manque d’interopérabilité, l’absence de possibilités techniques mais aussi la faible prise en compte tarifaire comme étant des obstacles à l’intégration numérique.

Coûts d’investissement et prise en compte ­tarifaire ­insuffisante

Pour les cabinets individuels, les coûts d’investissement élevés et une prise en compte tarifaire insuffisante représentent un obstacle important pour l’intégration de services numériques de santé [6]. Un rapport du Commonwealth Fund signale que les incitatifs finan­ciers ne suffiraient pas à faire changer d’avis les médecins les plus réticents et recommande des mesures supplémentaires: des services numériques offrant des aides à la décision clinique ou des versements compensatoires aux médecins participant activement à des échanges de données peuvent inciter à une intégration accrue des services numériques de santé dans le quotidien des cabinets [7]. Les Etats-Unis proposent depuis plusieurs années un système d’incitatifs connu sous le nom de Meaningful Use avec lequel les médecins sont récompensés financièrement pour tout ce qu’ils entreprennent dans le domaine de la numérisation pour augmenter la qualité6 [8, 9]. Cependant, seul 1/5 du corps médical américain croit à une amélioration de la qualité grâce à cette initiative. Rapporté à l’insatisfaction suscitée par le dossier électronique du patient, c’est ce qui explique pourquoi l’association de médecins à la mise en œuvre de tels programmes nationaux est considérée comme un facteur de réussite [10, 11].

Barrières quant à la télémédecine

La première partie de cette étude a montré que la majorité des médecins évaluent les avantages pour les téléconsultations de manière négative. Une méta-analyse réalisée en 2018 évoque différentes raisons à cela: personnel dépassé par les avancées techniques, résistances aux changements, incitatifs financiers insuffisants et âges différents ou niveau de formation des patients [12]. Une autre étude évoque la perte de contact personnel et l’attitude du patient comme étant un ­obstacle supplémentaire aux téléconsultations [13]. Grâce à l’analyse de cluster, il a cependant été possible de montrer que les groupes de médecins plus jeunes exerçant plus souvent dans les hôpitaux sont très réceptifs aux avantages des téléconsultations. Des analyses supplémentaires seront nécessaires pour mieux comprendre les motivations et les différences dans l’évaluation des téléconsultations.
Du point de vue des patients, le bilan est totalement différent: une grande majorité d’entre eux aimeraient communiquer davantage avec leur médecin par voie électronique, via e-mail, messagerie instantanée, téléphone ou vidéo, sans devoir se rendre au cabinet médical. C’est aussi ce que confirment l’étude de différents sondages statistiquement représentatifs [3, 14] et les plus de six millions de téléconsultations qui ont eu lieu depuis 2000 via le centre de télémédecine de Medgate [15].

Conclusion et perspective

L’étude montre que le corps médical adopte une attitude fondamentalement positive face aux services numériques de santé mais qu’il existe des sous-groupes de médecins, généralement des praticiens plus âgés exerçant dans le domaine ambulatoire, qui font preuve de plus de scepticisme. Pour les motiver à numériser leurs services pour les patients, il serait important de réduire certains obstacles comme le manque d’inter­opérabilité, l’absence de possibilités techniques et une prise en compte tarifaire insuffisante. De plus, les réserves émises doivent être prises au sérieux et le corps médical mieux sensibilisé aux avantages des services numériques de santé. Parmi les médecins ayant une atti­tude très positive, l’analyse de cluster a permis d’identifier un groupe composé d’une part importante de jeunes médecins hospitaliers, qui, à l’inverse des résultats de la première partie de l’étude, indiquent être très réceptifs à la communication en ligne avec les patients. D’autres analyses de ce sous-groupe pourraient être intéressantes afin d’en savoir davantage sur les expériences positives avec les téléconsultations. L’étude permet aussi de se rendre compte que les avantages et les inconvénients de la numérisation diffèrent en fonction de l’attitude, de la taille de l’organisation concernée et du domaine d’application.
Dr Reinhold Sojer
Chef de la division
Numérisation/eHealth
FMH
Elfenstrasse 18
Case postale 300
CH-3000 Berne 15
Tél. 031 359 12 04
reinhold.sojer[at]fmh.ch

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