a Président de la Croix-Rouge suisse, président du conseil d’administration de Psychiatrie Bâle-Campagne et ancien directeur de la santé du canton de Zurich
b Prof. méd. spéc. en psychiatrie et psychothérapie, directeur médical du Service ambulatoire CRS pour victimes de la torture et de la guerre
Les troubles posttraumatiques sont fréquents chez les réfugiés. Si leur détection précoce est importante, l’expérience montre qu’ils ne sont souvent identifiés qu’après de longues années, ce qui rend les mesures thérapeutiques d’autant plus lourdes et coûteuses. Cependant, un dépistage rapide des traumatismes serait utile, tant pour les personnes concernées que pour la société.
Un dépistage précoce des troubles posttraumatiques permet d’orienter rapidement les personnes concernées vers des offres de soutien adaptées, contribuant ainsi à prévenir la chronicisation et à limiter les coûts ultérieurs pour la société. Les personnes relevant du domaine de l’asile et des réfugiés présentant un traumatisme ou une maladie psychique ne font pas l’objet de relevé statistique. Leur nombre est toutefois jugé élevé par la moitié des cantons suisses. Il ressort de différentes études internationales que 40 à 50% de l’ensemble des réfugiés souffriraient de traumatismes [1]. En Allemagne, près de trois quarts des demandeurs d’asile en provenance de Syrie, d’Irak et d’Afghanistan ont subi diverses formes de violence souvent à l’origine de traumatismes multiples [2]. L’état de stress posttraumatique ou ESPT (30,6%) et la dépression (30,8%) sont les principales séquelles d’une expérience traumatisante de la torture ou de la guerre [3]. Les troubles dits posttraumatiques non seulement rejaillissent sur la vie privée des personnes concernées, mais compliquent aussi leur intégration sociale. L’existence de maladies psychiques est négativement corrélée au degré d’intégration sociale. Non pris en charge, les troubles posttraumatiques réduisent la motivation et la capacité à apprendre la langue et freinent l’intégration sur le marché de l’emploi ainsi que dans la société du pays d’accueil. Aussi tout retard ou défaut de prise en charge diagnostique ou thérapeutique entraîne-t-il un coût sanitaire et social qui dépasse de loin celui induit par une prise en charge précoce [4]. Dès 2016, le groupement «Support for Torture Victims» alertait sur la nécessité d’un dépistage précoce [5].
Le diagnostic précoce, préalable essentiel à une prise en charge adaptée des troubles posttraumatiques
La procédure d’asile suisse vise à protéger les personnes qui, aux termes de la Convention de Genève relative au statut des réfugiés, sont menacées de persécutions dans leur pays d’origine. Afin de bénéficier de cette protection, les requérants doivent d’abord, lors d’une audition au Secrétariat d’Etat aux migrations (SEM), rendre vraisemblables les motifs invoqués à l’appui de leur demande d’asile et, donc, la légitimité de celle-ci.
Nombre d’études scientifiques montrent que les personnes traumatisées présentent des altérations de l’activité cérébrale qui les empêchent, durant la procédure d’asile, d’exposer ces motifs de façon cohérente et concluante. L’inhibition de l’aire de Broca sous l’effet du stress peut occasionner un mutisme pendant l’audition, et des trous de mémoire passagers peuvent compliquer une narration chronologique [6]. Aussi est-il parfois difficile de recueillir des indices permettant d’établir le caractère dit réaliste des allégations (Realkennzeichen) tels que récit détaillé du vécu traumatique, associations libres et description des interactions.
Or, de l’avis de l’Observatoire suisse du droit d’asile et des étrangers (ODAE), le critère de la vraisemblance pénalise précisément les publics vulnérables tels que personnes traumatisées et mineurs. Aussi l’ODAE demande-t-il que le traumatisme soit reconnu dans la procédure d’asile non pas en tant qu’exception mais comme la règle [7].
Depuis le 1er mars 2019, la plupart des procédures d’asile aboutissent à une décision exécutoire en l’espace de 140 jours. Afin de respecter les délais, le SEM [8] clôt chaque fois que possible les demandes d’asile dans le cadre d’une procédure accélérée. D’une part, cela peut constituer une chance pour les requérants, qui obtiennent ainsi une clarification rapide de leur statut de séjour. Notons qu’une représentation juridique est désormais attribuée à chaque personne, pratique gage d’une procédure équitable et conforme aux principes de l’Etat de droit. D’autre part, du fait même de la brièveté des délais, la procédure accélérée complique un diagnostic médical et psychiatrique qualifié et accroît le risque d’appréciation erronée de la vraisemblance des allégations. Aussi, en l’absence d’une amélioration du dépistage précoce, le risque est-il grand que des troubles posttraumatiques complexes ne soient pas identifiés à temps. Différentes œuvres d’entraide – dont la Croix-Rouge suisse – estiment que la Confédération doit se pencher sur la question. Selon Silvia Schenker, conseillère nationale PS de Bâle-Campagne, «il est dans l’intérêt de toutes les parties que les maladies psychiques soient détectées et traitées à un stade précoce, notamment en vue de l’intégration» [9].
Mesures en faveur d’un dépistage systématique précoce
L’accès précoce à des services spécialisés accroît les chances de guérison et réduit le risque de chronicisation. Pour être pris en charge rapidement, les signes posttraumatiques doivent être identifiés aussi tôt que possible. Une étude commandée en 2018 par l’OFSP souligne également l’importance de leur dépistage précoce dans le secteur de l’asile et le potentiel d’optimisation en la matière [10].
Le personnel spécialisé en psychiatrie/psychothérapie est le mieux à même de repérer les réfugiés traumatisés. Voici des mesures propres à promouvoir ce dépistage systématique précoce:
– Evaluation systématique et graduelle de la santé psychique des requérants d’asile, à travers notamment des tests de diagnostic et de dépistage psychométriques validés (p. ex. PROTECT [11] ou ITQ [12])
– Mise au point et application d’outils diagnostiques
– Renforcement des mécanismes d’aiguillage vers d’autres ressources
– Mesures de sensibilisation à l’intention des personnes au contact des réfugiés dans les centres d’hébergement fédéraux et cantonaux
– Formation des encadrants au diagnostic des maladies psychiques et des troubles posttraumatiques
– Recours à des interprètes communautaires dans les structures d’asile
– Formation des collaborateurs du SEM ainsi que des représentations juridiques sur les traumatismes et leur impact sur la capacité narrative des réfugiés traumatisés durant les auditions
L’identification du traumatisme est la première étape. Les critères sur lesquels se fonde le dépistage n’étant pas définis de façon univoque, on essaiera, chez des victimes potentielles, d’établir ou d’écarter des symptômes posttraumatiques par des outils de dépistage validés.
En présence de signes de troubles posttraumatiques, un soutien professionnel spécialisé doit, dans un deuxième temps, être proposé. Cela requiert:
– le développement d’offres psychosociales à bas seuil ainsi que d’offres d’e-mental-health [13],
– la mise au point et la pratique d’interventions thérapeutiques de courte durée [14],
– la création de nouvelles places de thérapie spécialisées pour les réfugiés traumatisés en Suisse.
Difficultés d’accès
L’accès aux offres spécialisées diffère d’un canton à l’autre. Il est compliqué par des difficultés de deux ordres: d’une part des barrières individuelles, qui tiennent aux personnes concernées (tabouisation, défaut de sensibilisation et d’information), et, d’autre part, des barrières inhérentes au système, notamment le défaut d’identification d’un besoin de traitement et de prise en charge par le personnel d’encadrement ou les spécialistes médicaux, auquel s’ajoute le manque de spécialisation des offres existantes.
Le recours à des interprètes et à des médiateurs interculturels ainsi que la réduction des délais d’attente pour les offres spécialisées favoriseraient l’accès. L’interprétariat communautaire pourrait pallier les problèmes de communication. Dans le domaine de la santé, ce service n’est actuellement pas pris en charge par les caisses maladie et, dans nombre de cantons, n’est pas non plus financé par les pouvoirs publics [15].
Nécessité de créer des places de thérapie et d’autres modèles de prise en charge
En Suisse, l’offre thérapeutique à l’intention des réfugiés traumatisés est insuffisante. Une étude de 2013 commandée par l’ancien ODM chiffrait déjà à 500 le nombre de places spécialisées manquantes dans les soins et l’accompagnement psychosociaux à l’intention de personnes relevant du domaine de l’asile et des réfugiés présentant un traumatisme ou une maladie psychique [16]. Depuis, ces besoins ont fortement augmenté.
L’essentiel en bref
• Le dépistage précoce des troubles posttraumatiques est un enjeu essentiel, tant pour les personnes concernées que pour la société.
• Il permet d’une part de garantir la prise en compte, lorsqu’elle est pertinente, des éventuels traumatismes dans les décisions relatives aux demandes d’asile et, d’autre part, de donner dès que possible aux personnes autorisées à rester en Suisse un accès à des offres adaptées, contribuant à limiter les coûts sociaux et à prévenir la chronicisation.
• Une prise en charge diagnostique et thérapeutique performante des traumatismes nécessite une sensibilisation et une formation des collaborateurs qui interviennent dans les structures de l’asile, un développement des offres de soutien et l’obtention d’un financement de l’interprétariat communautaire par les caisses maladie et/ou les pouvoirs publics.
Correspondance
Croix-Rouge suisse Service ambulatoire pour victimes de la torture et de la guerre Werkstrasse 16 CH-3084 Berne-Wabern gi-ambulatorium[at]redcross.ch Téléphone 058 400 47 77
13 Dans le cadre du projet E-Mental Health pour réfugiés traumatisés, la CRS a développé en collaboration avec l’Université de Berne des solutions numériques en matière de santé psychique. Ces offres assurent aux victimes de la guerre et de la torture réfugiées en Suisse un accès précoce, facile et à distance à des informations (psychoéducation) ainsi qu’à une prise en charge de leurs séquelles traumatiques (modalités d’autoprise en charge et offres thérapeutiques basées sur le Web).
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