Objectifs de coûts – l’arbitraire au lieu de la transparence

Objectifs de coûts – l’arbitraire au lieu de la transparence

Analyse de la semaine
Édition
2023/26
DOI:
https://doi.org/10.4414/bms.2023.21974
Bull Med Suisses. 2023;104(26):24-25

Publié le 28.06.2023

Épreuve des faits En mai dernier, l’OFSP invitait les médias à un «point de la situation». Le fait que la croissance des coûts connaisse un ralentissement n’a pas été mentionné. Et ce qui était autrefois considéré comme un objectif de coûts très ambitieux est aujourd’hui présenté comme un problème.
Lorsque, fin mai, l’OFSP a lancé l’invitation à son «point presse traditionnel» [1], le Blick prédisait que «les primes devraient encore augmenter à partir de 2024» [2], le journal télévisé rapportait quant à lui que «les coûts de la santé ont explosé […]» [3] et 24Heures annonçait presque sur le même ton une «mauvaise nouvelle pour les primes» [4].

Forte hausse ou gros succès?

Quelles ont été les informations communiquées par l’OFSP aux médias? Les coûts de la santé ont augmenté en 2022 de 2,6% – une hausse qui se situe «dans la moyenne des années précédentes». Et quelles ont été les informations non communiquées? Le fait que cette hausse est encore plus faible que l’objectif de coûts proposé par les experts de l’OFSP en 2017. À l’époque, le «rapport d’experts» de l’OFSP présentait 38 mesures de maîtrise des coûts. La plus importante d’entre elles consistait à fixer des objectifs afin de limiter «l’augmentation des coûts de la santé pris en charge par l’AOS à 2,7% par an» [5]. Cet objectif ne semblait toutefois atteignable aux yeux des experts qu’avec beaucoup d’anticipation et des mesures d’envergure:
«Étant donné que les mesures visant à freiner la hausse des coûts sont introduites par étapes et que leurs effets ne se déploient pas immédiatement, l’objectif de maîtrise des coûts devrait rester peu ambitieux dans un premier temps, puis être progressivement resserré. Il serait par exemple envisageable de limiter la croissance à 3,3% (au lieu de 4 % actuellement), avant de la réduire à 2,7%.» [5]
C’est pourquoi, pour «une première période de transition de cinq ans», à partir de 2021, un objectif de coûts de 3,3% a été visé et ce n’est uniquement lors d’une seconde période, à compter de 2026, que l’objectif devait être baissé à 2,7%. Il s’agirait d’«une réduction relativement importante de la croissance des dépenses», déclarait les experts [5].

Quand l’objectif devient problème

Les chiffres de l’OFSP montrent donc que la Suisse a déjà réussi à atteindre en 2022 ce que les experts de l’OFSP considéraient en 2017 comme un objectif lointain et ambitieux, et ce, malgré la pandémie et l’absence de mise en œuvre de mesures prétendument indispensables. Au lieu de communiquer au sujet de la «réduction relativement importante de la croissance des dépenses» [5] obtenue de manière anticipée, l’ancien objectif de coûts a basculé dans la catégorie problème: ce qui était envisagé pour un futur lointain, ne pouvant être atteint qu’à l’aide de beaucoup de régulation étatique, est aujourd’hui présenté comme le signe d’une croissance effrénée des coûts. Cela permet de tirer au moins trois conclusions.
Yvonne Gilli
Dre méd., présidente de la FMH

Défaut de légitimité

Premièrement, les objectifs de coûts qui se réalisent sans qu’on ait pris la peine de les introduire sont superflus. Ils perdent en effet leur légitimité s’ils sont atteints à court terme et sans l’introduction d’une nouvelle réglementation, alors que cela n’était prétendument possible qu’à long terme et en mettant en place des «plafonds», des «pressions» et des «sanctions sévères» [5]. Même le rapport des experts avait souligné que ses mesures restaient «provisoirement nécessaires, sans quoi le système pourrait échapper à tout contrôle». À terme, il faudrait supprimer ses interdictions et ses obligations [5]. En toute logique, on ne devrait même pas introduire d’objectifs de coûts, car on voit bien que quand les objectifs à long terme sont atteints à court terme, le système n’échappe pas à tout contrôle.
Cette évolution montre en outre que la recommandation d’objectifs de coûts reposait sur une évaluation totalement erronée. En 2017, les experts estimaient qu’il était nécessaire de prendre des mesures conséquentes, car «l’accélération de la hausse des coûts est incontestable» [5]. En fait, c’est exactement l’inverse qui s’est produit: l’évolution des coûts s’atténue depuis 15 ans dans presque tous les pays industrialisés [6,7,8]. Cette mégatendance supranationale à long terme se ressent également en Suisse (cf. graphique), mais elle est malheureusement passée inaperçue aux yeux de l’OFSP et de ses experts. Au lieu de cela, le Conseil fédéral présente des primes stables comme s’il les devait à son propre mérite [9].
La Suisse a atteint les objectifs de coûts en avance. La recommandation de ces objectifs reposait sur une évaluation totalement erronée des experts.
© Graphique: economiesuisse / Fridolin Marty, Source OFSP & OFS, réalisé avec Datawrapper

Anticipation difficile

Deuxièmement, l’évolution positive, selon toute vraisemblance inattendue, montre que l’on est loin d’être en mesure de calculer des objectifs de coûts sérieux. Le rapport d’experts avait déjà averti qu’«en l’absence d’une amélioration substantielle des données sur la santé et sur l’AOS, (…) déterminer les plafonds» serait difficile [5]. Même en disposant d’une base de données bien fournie, il ne serait pas possible de déterminer avec certitude l’évolution des coûts. Selon l’Office fédéral de la statistique, 56% de leur augmentation est explicable par «différents facteurs non identifiables séparément», et l’OFSP en est arrivé à estimer que 65% de leur accroissement ne peut «pas être attribué à des facteurs saisissables» [10]. Les objectifs de coûts seraient donc inévitablement entachés d’une incertitude importante et, en fin de compte, fixés de manière arbitraire. Par exemple, le KOF prévoit pour 2023 une croissance des coûts de 3%, avec une marge de fluctuation entre -0,3 et +6,4% [11]. Avec les objectifs de coûts, on jugerait la réalité à l’aune des prévisions au lieu de les mettre à l’épreuve des faits.
Les conséquences de ces mauvais calculs se ressentent déjà en ce moment: en calculant des besoins nettement insuffisants en 2011, la Confédération a encouragé la pénurie de médecins de premier recours et la dépendance vis-à-vis de l’étranger [12]. Des pseudo-calculs similaires sont actuellement avancés concernant les «taux de couverture» mentionnés par Willy Oggier dans son article sur la pénurie de personnel qualifié, à lire dans ce numéro [13]. Des prévisions «à la louche», sans base de données valable, ne favorisent certainement pas la transparence – mais dans le pire des cas, une pénurie de soins.

Instrumentalisation des coûts

Troisièmement, pour certains acteurs, l’évolution réelle des coûts et des primes importe peu. L’évolution est toujours sans exception le signe d’une forte nécessité d’action, afin de pouvoir y rattacher ses propres exigences. Selon eux, les bonnes nouvelles n’existent pas, il ne s’agit que de «répits» avant la prochaine augmentation des coûts [14]. Si les chiffres significatifs à long terme sont trop faibles, la communication se tourne vers un choix arbitraire de chiffres portant sur des périodes plus courtes et des domaines partiels. Par exemple, santésuisse a annoncé en avril que les coûts avaient augmenté de 7,5% au cours des deux premiers mois de l’année [15]. En mai, l’OFSP parlait de 3,4% d’augmentation pour les trois premiers mois [2,3,4] et citait les domaines présentant la plus forte croissance des coûts [3]. Il y aura une «nouvelle hausse des primes» [2,3,4], car les réserves ne laissent aucune «marge de manœuvre» [2,4] alors que, dans le même temps, le Conseil fédéral se félicite sur un autre sujet de la réduction des réserves excessives [9]. La manière choisie de présenter les chiffres et les faits est celle qui semble la mieux servir les intérêts politiques. Même si aucune «forte augmentation des primes» n’est annoncée, on prévient qu’elle «n’est pas exclue», même s’il est «trop tôt» pour le dire [16]. Dans l’article «Quel point commun entre les primes et les cigognes?» que vous pouvez lire dans ce numéro, nous montrons comment des statistiques trompeuses sont utilisées à des fins politiques [17]. Instrumentaliser les inquiétudes des ménages fortement impactés afin d’obtenir la majorité pour des règlementations inadaptées peut certes être considéré comme une manœuvre politique réussie, elle se fait cependant au détriment des payeurs de primes et des patients.

Arbitraire ou objectif

Ce qui paraît à première vue objectif s’avère en réalité arbitraire. Si l’introduction des objectifs de coûts avaient été à l’époque accompagnée d’exigences bureaucratiques supplémentaires, c’est exactement la même évolution des coûts qui serait présentée aujourd’hui comme un succès remarquable, en faisant référence au rapport d’experts: «Le respect des valeurs cibles diminuerait non seulement de manière significative les coûts supportés par l’AOS, et par voie de conséquence, par les assurés, mais également aux cantons, aux communes et à la Confédération» [5]. La nécessité des objectifs de coûts serait considérée comme prouvée s’ils étaient atteints - et d’autant plus s’ils ne l’étaient pas. On ne peut réfuter des objectifs de coûts. Et c’est la raison pour laquelle ils ne favorisent pas la transparence, mais une approche arbitraire.
1 Invitation au point de presse du 25.5.2023, Coûts de la santé & primes d’assurance-maladie: point de la situation; URL: https://www.admin.ch/gov/fr/accueil/documentation/manifestations.event-id-8420.html
2 Blick du 25.5.2023, Une augmentation de 3,4% au premier trimestre 2023. Les coûts de la santé augmentent encore au 1er trimestre 2023; URL: https://www.blick.ch/fr/news/une-augmentation-de-3-4-au-premier-trimestre-2023-les-co-ts-de-la-sante-augmentent-encore-au-1er-trimestre-2023-id18607809.html
3 RTS, 25.5.2023, La hausse des coûts de la santé devrait entraîner celle des primes; URL: https://www.rts.ch/info/suisse/14051074-la-hausse-des-couts-de-la-sante-devrait-entrainer-celle-des-primes.html
4 24Heures du 25.5.2023, Mauvaise nouvelle pour les primes. Les coûts de la santé augmentent encore au premier trimestre 2023; URL: https://www.24heures.ch/les-couts-de-la-sante-augmentent-encore-au-premier-trimestre-2023-262002105286
5 Mesures visant à freiner la hausse des coûts dans l’assurance obligatoire des soins. Rapport du groupe d’experts, 24 août 2017
6 Smith SD, Newhouse JP, Cuckler GA (2022). Heath care spending growth has slowed: will the bend in the curve continue? National bureau of economic research: Working paper 30782; URL: https://www.nber.org/papers/w30782
7 Marty F, 27.1.23; Taux de croissance en baisse dans le secteur de la santé; URL: https://www.economiesuisse.ch/fr/articles/taux-de-croissance-en-baisse-dans-le-secteur-de-la-sante
8 Christoph Eisenring in NZZ vom 21.11.2022, Explodierende Gesundheitskosten? Wie man mit Hysterie Politik macht; URL: https://www.nzz.ch/wirtschaft/praemienschock-und-kostenexplosion-mit-hysterie-politik-machen-ld.1712510
9 Berset A. Unser Gesundheitswesen ist gut und für alle da – Kommentar, in NZZ vom 10.6.2023.
10 Département fédéral de l’intérieur DFI. Office fédéral de la statistique OFS. Prévisions des coûts du système de santé. Méthode et résultats. Actualités OFS; 14 Santé; Neuchâtel, mai 2007.
11 Anderes M, Sturm J-E, Prognose der Kostenentwicklung in der obligatorischen Krankenpflegeversicherung (OKP) Für die Jahre 2022 und 2023 (uniquement en allemand). Étude sur mandat de l’Office fédéral des la santé publique (OFSP) études KOF, Nr. 170, Juni 2022.
12 Wille N, Gilli Y. Pénurie de médecins: il n’y a pas que l’énergie qui vient d’ailleurs. Bull Med Suisses. 2023;103(0102):30-32; URL: https://bullmed.ch/article/doi/saez.2023.21366
13 Oggier W. Pénurie de personnel qualifié et lits fermés dans les hôpitaux suisses. Bull Med Suisses. 2023;104(26):30-32; URL: https://saez.ch/article/doi/saez.2023.21943
14 Santésuisse. Exposé de la conférence de presse du 17.6.2019: Évolution des coûts de la santé des dernières années et estimations pour 2019 et 2020 (diapositive 7).
15 TSR, 10.4.2023, Les coûts de la santé sont déjà en hausse de 7,5% en 2023, selon Santésuisse; URL: https://www.rts.ch/info/suisse/13930383-les-couts-de-la-sante-sont-deja-en-hausse-de-75-en-2023-selon-santesuisse.html
16 TSR, 30.4.2023, Une forte hausse des primes d’assurance maladie n’est pas exclue, selon Alain Berset; URL: https://www.rts.ch/info/suisse/13983641-une-forte-hausse-des-primes-dassurance-maladie-nest-pas-exclue-selon-alain-berset.html
17 Wille N. Gilli Y. Quel point commun entre les primes et les cigognes? Bull Med Suisses. 2023;104(26):26-29; URL: https://saez.ch/article/doi/saez.2023.21966

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