«Chaque enfant est unique»
Intersexuation
Le Parlement entend améliorer le traitement des enfants qui ne sont pas clairement de sexe masculin ou féminin sur le plan biologique. Des médecins de différents hôpitaux universitaires expliquent comment ils suivent ces jeunes patients – et où ils ont besoin de plus de moyens.
Chaque année en Suisse, une trentaine d’enfants naissent avec des caractéristiques sexuelles biologiques qui ne sont pas clairement féminines ou masculines, mais présentent une variation des caractéristiques sexuelles (voir encadré). Le Parlement a à présent adopté une motion visant à améliorer le traitement de ces enfants [1]. Concrètement, il a chargé le Conseil fédéral «de veiller à ce que l’Académie suisse des sciences médicales (ASSM) puisse élaborer rapidement des directives d’éthique médicale concernant le diagnostic et le traitement, l’objectif de ces directives étant la mise en œuvre de l’avis de la Commission nationale d’éthique dans le domaine de la médecine humaine (CNE) sur l’attitude à adopter face aux variations du développement sexuel.»
Comme le souligne la prise de position de la CNE de 2012 [2], entre les années 1950 et la fin du XXe siècle, les enfants présentant une variation du développement sexuel ont souvent été opérés dès les premiers mois et années de leur vie afin de leur assigner des caractéristiques sexuelles externes typiques. Ce traitement entraînait souvent de graves complications physiques, des douleurs chroniques, la perte des capacités reproductives, des séquelles psychiques ainsi que des troubles de la vie sexuelle et du vécu sexuel, a relevé la CNE. «Ce sont surtout les tabous, la honte et une pratique clinique jugée stigmatisante qui étaient ressentis comme une expérience particulièrement pénible, voire traumatisante, par ces personnes.»
Ainsi, l’une des recommandations était: «Pour des raisons éthiques et juridiques, aucune décision significative visant à déterminer le sexe d’un enfant ne devrait être prise avant que cet enfant puisse se prononcer par lui-même dès lors que le traitement envisagé entraîne des conséquences irréversibles et peut être reporté.»

«Sur le moment, les parents se sentent souvent dépassés par le fait que leur enfant n’ait pas un sexe clairement défini», explique Uchenna Kennedy.

Plus complexe que «opérer: oui ou non?»

«Aujourd’hui encore, l’image souvent véhiculée est que nous, les médecins, voulons simplement opérer ces enfants le plus rapidement possible, mais ce n’est pas le cas», affirme Uchenna Kennedy, cheffe de clinique en urologie à l’Hôpital pédiatrique universitaire de Zurich et membre de l’équipe qui accompagne les enfants et les adolescentes et adolescents présentant des variations des caractéristiques sexuelles ainsi que leurs proches. «Souvent, ce sont plutôt les parents de ces enfants qui viennent nous voir et nous disent qu’ils veulent une opération le plus vite possible – parce qu’ils se sentent dépassés sur le moment par le fait que leur enfant n’ait pas un sexe clairement défini. Notre tâche est alors de les rassurer et de leur dire: il n’a pas besoin d’une opération tout de suite, nous pouvons prendre suffisamment de temps pour le diagnostic.»
Dans la pratique, les questions sont bien plus complexes que: «opérer: oui ou non?». Ainsi, en cas d’ovaires non fonctionnels ou de testicules dans l’abdomen, il faut évaluer s’il existe un risque accru de cancer et, dans l’affirmative, si et à quel moment ces gonades doivent être retirées. Si on ne les retire pas, il convient de décider à quelle fréquence et avec quelles méthodes les surveiller afin de détecter précocement une éventuelle tumeur. «Nous savons aujourd’hui que dans de nombreux cas, le risque n’augmente qu’avec le développement de la puberté», précise Uchenna Kennedy.
Les questions sont différentes par exemple pour les enfants atteints d’un syndrome adrénogénital, qui ont un utérus et des ovaires fonctionnels, mais dont l’urètre et le vagin sont soudés. Au plus tard en cas de désir d’enfant, il se pose la question d’une intervention chirurgicale au cours de laquelle le vagin et l’urètre sont séparés et deux ouvertures sont créées. Toutefois, savoir si cette opération doit déjà être effectuée dans la petite enfance, comme cela était autrefois recommandé, ou seulement lorsque les personnes concernées atteignent la puberté ou sont tout à fait adultes est une question controversée, même parmi les spécialistes, explique la Dre Kennedy. «Ce sont parfois des décisions très difficiles que nous devons prendre avec la famille et dans le meilleur intérêt de l’enfant.»

«Nous avons besoin d’une médecine individualisée qui tienne compte du bien-être de l’enfant», estime Christa Flück.

Il est essentiel de considérer ces enfants dans leur ensemble et pas seulement par rapport aux questions de développement sexuel, souligne l’endocrinologue pour enfants et adolescents Christa Flück. Professeure à l’Université de Berne, elle a créé après 2012 une équipe DSD à l’Hôpital de l’Île et mis en place une consultation sur la diversité des sexes avec une psychologue spécialisée. Elle a également trouvé des financements tiers pour une étude de cohorte ayant permis de collecter des données de base sur l’épidémiologie des variations du développement sexuel en Suisse entre 2000 et 2019, qui seront publiées prochainement [3]. «Jusqu’à 30% de ces enfants ont des formes syndromiques, dans lesquelles d’autres organes sont atteints et un traitement médical est nécessaire», explique Christa Flück. «Cela va de troubles de la croissance et du développement psychomoteur jusqu’à des atteintes du cœur, des reins et des glandes surrénales. Chez ces enfants, de nombreux autres sujets sont plus importants que les organes génitaux atypiques.» Des problèmes de vidange de la vessie ou des infections urinaires compliquées peuvent justifier une opération précoce. Mais de nombreux enfants sont en bonne santé, souligne la Prof. Flück: «Un pénis plus petit, un clitoris plus grand ou des testicules qui ne sont pas tout à fait là où ils devraient être ne constituent pas un problème de santé aigu pour un bébé, qui justifierait une intervention médicale dans la petite enfance.» Par conséquent, à l’Hôpital de l’Île, l’approche consiste à ne rien faire dans un premier temps pour ces enfants, si ce n’est accompagner étroitement les familles, y compris sur le plan psychologique, et attendre de voir ce que l’enfant veut. À toutes les personnes qui souhaitent interdire totalement les interventions de réassignation sexuelle chez les enfants, elle rappelle que ces derniers n’attendent pas d’avoir 18 ans pour se prononcer sur le sexe qu’ils souhaitent avoir. Si les enfants souffrent fortement d’être différents de leurs camarades, s’ils souhaitent avoir un sexe bien défini, il faut en tenir compte. «Je suis clairement d’avis que cela doit être strictement réglementé», estime Christa Flück. «Mais il existe de très nombreuses variations et chaque enfant est unique, nous avons donc besoin d’une médecine individualisée qui tienne compte du bien-être de l’enfant.»

Accompagnement individuel

Le son de cloche est le même du côté des spécialistes des Hôpitaux universitaires de Genève. La prise de position de la CNE de 2012 n’a guère modifié la pratique de l’hôpital, mais a simplement conforté le type de traitement qu’ils pratiquaient déjà auparavant, explique l’urologue pédiatrique Jacques Birraux, qui dirige la consultation des variations des caractéristiques sexuelles. «Déjà en 2006, lorsque j’ai pris la direction de l’urologie pédiatrique, nous suivions les enfants présentant une variation des caractéristiques sexuelles au sein d’une équipe interdisciplinaire», explique-t-il.
Selon le Dr Birraux, les opérations de réassignation sexuelle chez les nourrissons et les enfants en bas âge dont le sexe n’est pas clair ne sont plus pratiquées à Genève depuis le début des années 2000. «Ce que nous faisons, ce sont par exemple des traitements hormonaux qui sont vitaux pour l’enfant en raison d’une maladie métabolique», précise-t-il. Des interventions telles que des laparoscopies et des biopsies sont également nécessaires chez les enfants afin de déterminer le risque de cancer lié à des anomalies des ovaires ou à des testicules dans l’abdomen.
Mirjam Dirlewanger, endocrinologue pédiatrique aux Hôpitaux universitaires de Genève et membre de l’équipe qui suit les enfants présentant des variations des caractéristiques sexuelles, insiste: «Nous suivons toutes les familles de très près et individuellement, en fonction de leurs besoins.» Il ne faut certes pas oublier qu’il y a globalement très peu de cas. Elle précise toutefois: «Les enfants que nous accompagnons, nous les suivons souvent de la naissance à l’âge adulte.»
À la suite d’un projet Citizen Science de l’Hôpital pédiatrique de Zurich [4], un ensemble mixte de personnes concernées, de groupes de soutien et de spécialistes des hôpitaux universitaires suisses a fondé l’année dernière l’association Varia Suisse [5], afin de mettre encore mieux en réseau les personnes atteintes de variations congénitales des caractéristiques sexuelles, leurs familles et les spécialistes, et d’encourager les échanges.

«Nous accompagnons les enfants présentant une variation des caractéristiques sexuelles au sein d’une équipe interdisciplinaire», indique Jacques Birraux.

Les spécialistes demandent plus de moyens financiers

Les médecins interrogés saluent en principe le fait que le Parlement veuille à présent améliorer la prise en charge de ces enfants. Tous soulignent cependant qu’ils travaillent déjà selon les recommandations de la CNE. Ce qui manque, ce sont des moyens financiers pour mettre en pratique certaines des recommandations. Ainsi, selon la Prof. Flück et le Dr Birraux, il serait nécessaire de mettre à disposition des moyens financiers pour que les données concernant ces enfants et adolescentes et adolescents, leurs variations et les traitements suivis soient consignées dans un registre et régulièrement mises à jour. De plus, comme pour les registres des cancers, la saisie d’un ensemble minimal de données devrait être obligatoire et possible sans le consentement des parents et des médecins traitants, indique Christa Flück. «Aujourd’hui déjà, plusieurs centres suisses fournissent certaines données au registre européen I-DSD [6] sur une base volontaire. Nous disposons donc déjà de données pour la Suisse en ce qui concerne le nombre d’enfants et leurs diagnostics», explique la spécialiste. «Mais nous ne savons pas si ces enfants ont été opérés, comment exactement ils ont été opérés et à quel âge. Et nous ne savons s’ils suivent une hormonothérapie que si les parents acceptent de communiquer ces données. Malheureusement, cela est rare, surtout dans les situations complexes et peu fréquentes.»
D’après le Dr Birraux, un financement adéquat permettrait également d’améliorer l’accompagnement psychologique des familles concernées. Les Hôpitaux Universitaires de Genève ne disposent pas à ce jour d’un ou d’une psychologue spécialisé(e) dans cette thématique, et ce, malgré la motion du Grand Conseil du canton de Genève de 2019 demandant la mise en place d’un soutien psychosocial gratuit pour les personnes présentant des variations des caractéristiques sexuelles et leurs familles. «En réalité, dans chacun des centres où nous suivons des enfants présentant une variation des caractéristiques sexuelles, nous aurions besoin d’un ou d’une psychologue qui puisse s’occuper à plein temps de ces enfants et de leurs parents», déclare le Dr Birraux. «Si la sphère politique pouvait enfin débloquer des fonds, la situation des enfants concernés et de leurs familles s’en trouverait réellement améliorée.»

Les variations les plus fréquentes

Lors de la conférence de consensus de Chicago en 2005, plus de 50 expertes et experts internationaux se sont accordés sur de nouvelles normes pour la classification, le diagnostic et le traitement des «troubles du développement sexuel» (Disorders of Sex Development, en abrégé DSD) [7]. Comme ce terme a parfois été critiqué, on parle aujourd’hui d’enfants ou de personnes présentant une variation des caractéristiques sexuelles.
Ce terme englobe une grande variété de situations différentes pour lesquelles une assignation claire au sexe féminin ou masculin n’est pas possible, que ce soit en raison des chromosomes, des gonades, des hormones ou du sexe anatomique externe. Les chiffres relatifs à la fréquence varient en fonction des variations qui sont prises en compte ou non. Le document de consensus issu de la conférence de Chicago [7] estime qu’environ un enfant sur 4500 naît avec une variation des caractéristiques sexuelles.
Parmi les plus fréquentes figurent par exemple le syndrome de Klinefelter, le syndrome d’Ullrich-Turner, le syndrome adrénogénital, la résistance aux androgènes et l’hypospadias, ce dernier faisant l’objet d’un débat entre spécialistes pour savoir si les personnes concernées doivent vraiment être comptées parmi les enfants présentant une variation des caractéristiques sexuelles.
1 https://www.parlament.ch/fr/ratsbetrieb/suche-curia-vista/geschaeft?AffairId=20233967
2 Commission nationale d’éthique pour la médecine humaine CNE, Berne, 2012: Attitude à adopter face aux variations du développement sexuel. Questions éthiques sur l’«intersexualité». Prise de position no. 20/2012. https://www.nek-cne.admin.ch/inhalte/Themen/Stellungnahmen/fr/NEK_Intersexualitaet_Fr.pdf.
3 Metzger SA, Sommer G, Flueck CE, Swiss DSD Cohort Study Group: Prevalence of differences of sex development in Switzerland from 2000-2019.
medRxiv 2024.03.11.24304115; doi: https://doi.org/10.1101/2024.03.11.24304115
4 https://www.citizenscience.uzh.ch/en/projects/vsc.html
5 https://varia-suisse.ch/
6 https://sdmregistries.org/the-registry/
7 Hughes IA, Houk C, Ahmed SF, Lee PA; LWPES Consensus Group; ESPE Consensus Group. Consensus statement on management of intersex disorders. Archives of Disease in Childhood. 2006 Jul;91(7):554-63. doi: 10.1136/adc.2006.098319. Epub 2006 Apr 19. PMID: 16624884; PMCID: PMC2082839.
Référence complémentaire
Janett M. Dazwischen? Intergeschlechtlichkeit in der historischen Forschung. Überblick und Perspektiven. Bern, 2022. https://www.infoclio.ch/sites/default/files/janett_intergeschlechtlichkeit_forschungsbericht.pdf